Louis XIV dont
le règne avait été illustré par tant de grands hommes, demandant un jour au
législateur du Parnasse quel était l’homme dont le siècle avait le plus à se
glorifier, Boileau répondit : c’est Molière.
La décision de
la postérité venait de se révéler à l’enfance. Molière est effectivement le
plus grand homme de son siècle, et ce jugement n’a point trouvé de
contradicteur. Il débrouilla la comédie et la porta à un tel point de perfection
que nul auteur n’a osé se dire son rival ; à lui seul il fit pour le drame
comique ce qu’avait fait pour le drame tragique Corneille et Racine réunis.
Jean-Baptiste Poquelin,
dit Molière, naquit à Paris, son père était valet de chambre, tapissier de
Louis 13. Son grand père admirateur enthousiaste de Corneille suivait aves
assiduité le spectacle de l’hôtel de Bourgogne, le vieillard y conduisit son
petit fils. Cette circonstance décida la vocation de Molière. Il avait alors 15
ans. Il demanda et obtint avec beaucoup de peine la permission d’étudier. Se
parents ne la lui accordèrent que sur le dessein qu’il annonça de suivre la
carrière du barreau. Poquelin entra au collège de Clermont, aujourd’hui Louis
le Grand. Il eut pour camarades Bernier célèbre pour ses voyages ;
Chapelle, dont le nom est resté uni à celui de Bachaumont. Chapelle avait pour
précepteur Gassendi, qui démêla les
grandes dispositions de Molière et se fit un plaisir de l’admettre à ses
leçons. C’est dans ce temps que Poquelin forma le projet de traduire en vers Lucrèce
(De natura deorum) dont il nous reste quelque chose dans les comédies.
Cependant la
famille de Molière le ramena vers cette carrière de théâtre qu’elle avait voulu
lui interdire après la lui avoir révélée. Son père vieux infirme ne pouvant
suivre Louis 13 dans un voyage qu’il fit en Languedoc, le jeune Poquelin qui
avait la survivance de la charge dut donc le remplacer. Il avait alors 19 ans
et n’avait pas entièrement terminé son cours de philosophie. Peu de temps après
son retour à Paris, Richelieu et Louis 13 moururent (1642-1643). La régence
d’Anne d’Autriche s’ouvrit sous les plus heureux auspices. Richelieu passionné
pour l’art dramatique avait mis les comédies de société à la mode. Poquelin se
mit à la tête de l’une de ces troupes, et changea par égard pour ses parents
son nom en celui de Molière. Vainement ses parents essayèrent de vaincre son
penchant pour le théâtre. Il fallut les troubles de la fronde pour y mettre
obstacle : Molière disparut pendant cette ridicule tempête et ne reparut
que lorsque l’autorité royale eut reconquit ses droits. Ce moment arrivé,
Molière à la tête d’une petite troupe qu’il avait formé, se mit à parcourir la
province, préludant aux merveilles de son art par de petites pièces bouffonnes,
composées à la hâte, comme les farces Italiennes, dont elles étaient souvent
qu’une imitation. Bientôt Molière débuta à Lyon par la comédie de l’Etourdi,
1653. Après avoir parcouru le Languedoc et fait représenter le dépit amoureux à
Bézier où le prince de Conti tenait ses états ; Bordeaux où il donna une
tragédie, la Thébaïde, qui ne réussit pas et dont il indiqua plus tard le sujet
à Racine ; Grenoble où il passa l’hiver de 1698. Molière vint s’établir
momentanément à Rouen, qu’il ne tarda pas à quitter pour Paris où l’appelaient
les ordres de Louis 14.
Ce fut sous ces
auspices que s’ouvrit en 1698le théâtre qu’il devait en moins de 15 ans
enrichir de 30 ouvrages dont la moitié sont des chef d’œuvres. Paris prit à son
tour pour juge de l’Etourdi et du Défit amoureux, confirma le jugement de la province. On admira
dans la première, malgré le vice du plan et les incorrections de style, le
comique franc de plusieurs situations, cette fécondité d’imagination qui
renouvelle tant de fois des stratagèmes si souvent déconcertés, et surtout ce
dialogue qui, rapide, naturel, dans lequel chaque personnage se peint lui-même
des couleurs qui lui sont propres. Le dépit amoureux montra du progrès :
bien que la pièce eut encore de grands défauts, bien que la fable fut tout à
fait invraisemblable, on y trouvait des scènes qui déjà révélaient le peintre
de la nature. La
conduite de ces deux pièces rappelait les imbroglios Espagnols, l’intrigue
compliquée se dénouait à l’aide d’événements extraordinaires, miraculeux même.
L’hôtel de
Rambouillet où Molière avait été accueilli lui offrit le sujet des Précieuses
Ridicules. Cette pièce réussit au delà de ses espérances, on vint de dix lieues
à la ronde à Paris pour la
voir. Dans ce petit acte sans amour, sans intrigue, Molière
avait fait un véritable tableau de mœurs. Il s’attaquait au travers dominant du
siècle, à cette manie de raffiner le langage et les sentiments qui passaient
des mauvais romans dans els usages de la noblesse de cour et commençait à
gagner la province. La
leçon était si spirituellement donnée que personne ne se fâcha ou du moins
n’osa se plaindre.
Aux précieuses
ridicules succéda Sganarelle, qui bien qu’inférieur, obtint un égal succès
(1660). C’est une pièce bouffonne et passablement licencieuse. Don Garci, de
Navarre, comédie héroïque fut moins
heureuse.
Mais Molière se
releva dans l’Ecole des maris, comédie à la fois de mœurs, de caractère et
d’intrigue. L’idée fondamentale de cette pièce est due aux Adelphe de Térence,
où contrastent deux vieillards, en qui se trouve personnifiée l’opposition à
deux systèmes d’éducation, l’un sagement indulgent, l’autre follement
sévère ; mais Molière ne dut qu’à lui-même son intrigue intéressante et
comique ; son Sganarelle si plaisant dans son humeur chagrine et bourrue ;
son Isabelle si ingénieuse parce qu’elle est dans l’esclavage, sa Léonore si
présente et si sage parce qu’il
dépendait d’elle de en pas l’être. On remarque dans ces pièces un style aussi
vif aussi gai que celui de Plaute, aussi élégant, aussi pur que celui de
Térence.
Les fâcheux,
composés pour Fouquet, furent dans l’ordre des temps et dans celui du mérite,
le premier modèle de comédies en scènes détachés, autrement dite comédie à
tiroir, comme aussi la première pièce où la dance était liée à l’action de
manière à remplir les intervalles sans en rompre le fil.
L’école des
femmes, applaudie à la cour fut jugée plus sévèrement à la ville : on s’y
récria justement contre les plaisanteries quelques fois libres de la pièce, et
l’on ne conçoit pas que Boileau, qui dans ses ouvrages respecta toujours les
mœurs, ait pu prendre la défense d’une pièce qui réprouvait la morale la plus
commune.
Molière voulut
se venger des censures du public par la critique de l’école des femmes, et il
sut mettre les rieurs de son coté. L’impromptu de Versailles fut une
représailles nouvelle où il immola à la risée publique, Boursault, son portrait
du peintre, et les comédiens qui l’avaient joué. Le mariage forcé est tiré de
Rabelais, la scène où Sganarelle demande à Geronimo son avis sur le mariage
qu’il est décidé d’avance à contracter ; celle où le même personnage fait
sortir à coup de bâton Marphurius de son obstiné scepticisme et le force au
moins à reconnaitre la certitude de la douleur ; celle enfin
où Pancrace furieux qu’on ait osé à propos de chapeau prendre la forme pour la
figure, fait incontestablement la satyre des intelligibles absurdités du
moderne péripatétisme. Ces trois scènes sont des chefs d’œuvre de vérité
comique où d’ingénieuses bouffonneries.
Ce fut pour plaire
à Louis 14 et pour embellir ses plus belles fêtes que Molière composa la
princesse d’Elide, dont le style appartient au théâtre Espagnol, mais ce fut
pour céder aux instances de sa troupe que Molière fit aussi son Festin de
Pierre, sujet bizarre, qui transporté d’Espagne en Italie, puis d’Italie en
France, avait déjà attiré la foule à deux théâtre de la capitale. Malheureusement
on y voit trop un disciple de Lucrèce et d’Epicure.
L’amour médecin
qui parut la même année, fut, a dit Molière lui-même, proposé, fait, appris et
représenté en 5 jours. Ce n’est, a-t-il dit encore, qu’un petit
impromptu ; mais il commence par une scène de génie, celle où Sganarelle
demandant des conseils pour ne pas les suivre en reçoit qui ne pourraient
profiter qu’aux bons amis qui les lui donnent. Ici Molière dès longtemps malade
et sans foi aux promesses d’un art dont il n’avait pu obtenir l’adoucissement
de ses maux, déclara à ceux qui l’exerçaient une guerre qui ne devait finir
qu’avec sa vie.
Depuis 4 ans Molière avait peu fait pour son
art et pour sa gloire ; son génie paraissant tout à coup s’élever au
dessus de lui-même, atteignit à une hauteur qu’il ne devait plus pouvoir
surpasser : il créa le Misanthrope (1666). L’action simple et peu animée,
les beautés fines, délicates et quelques fois un peu sérieuses de che chef
d’œuvre, n’étaient pas de nature à frapper les spectateurs qu’il avait
accoutumé lui-même à des intrigues plus vives, à un comique plus populaire. La
pièce n’eut donc pas d’abord tout le succès qu’elle méritait et qu’elle a
obtenu depuis. Il fallut du temps pour reconnaitre parce que profonde et
heureuse conception le poète transporta sur le théâtre, non plus une coterie,
mais la société toute entière, avait placé au milieu de cette foule de
personnages un consent de leurs défauts,
atteint lui-même d’une manie sauvage
qu’il expose à la risée de ceux dont il condamne la conduite et les
discours. Tandis que Alceste vertueux et inflexible gourmand éloquemment les
vices qui sont seuls dignes de sa colère, Célimène vicieux et médisant fronde
gaiement les ridicules qui sont seuls à la portée de sa malignité. Ainsi ces
deux personnages se partagent la satyre de tout ce qui existe, et nul ne peut
échapper aux traits lancés par l’un ou par l’autre.
Le médecin malgré
lui, dont un de nos vieux fabliaux a produit le sujet, n’eut pas, comme on le
dit communément l’honneur de soutenir et de faire passer avec lui le
Misanthrope ; mais on remplaça sur la scène il s’éclipsa. Jamais pièce
uniquement faite pour exciter le rire, n’a mieux atteint son but : c’est
le modèle du genre burlesque qu’on désigne sous le nom de farces.
Le sicilien ou
l’amour peintre, se distingua par un mérite différent et tout à fait opposé,
celui de la grâce et de la
galanterie. La singularité des mœurs siciliennes, le
contraste d’un noble Messinois avec un gentilhomme Français, des scènes de
nuit, des sérénades galantes, tout cela présentait un spectacle animé, varié, pittoresque, que les danses et la
musique venait naturellement embellir.
L’année 1667 vit
paraître Tartufe. Aux fêtes de 1664 on avait joué les trois premiers actes,
mais la piété de Louis 14 justement alarmé on fit suspendre la représentation. La
pièce fut reprise en 16667. C’est un chef d’œuvre dirigé contre le vice que la
religion déteste le plus, l’hypocrisie.
Molière dans
l’Amphitryon imite le chef d’œuvre de Plaute, et il le surpasse en génie et en
immoralité. Dans l’avare (1668), il emprunte au même comique latin avec l’idée
d’un caractère qui le rend plus dramatique et plus vrai, celle d’une intrigue
qui le rend plus vif et plus attachant.
La comédie de
Georges Dandin n’est pas, dans un autre genre, moins immorale que l’Amphitryon,
puisqu’elle montre sur la scène le triomphe d’une coquette qui trompe
impunément son mari.
Poursauniac
n’est qu’une farce avec des scènes du meilleur comique sur les ridicules d’un
provincial. Louis 14 avait lui-même fourni à Molière le sujet des amants
magnifiques. Le poète à défaut de comique sut y mette quelque philosophie. N se
moqua des chimères de l’Astrologie dont plusieurs esprits étaient encore infatués.
Le bourgeois
gentilhomme obtint en 1670 avec le suffrage du monarque celui de toute la cour
et même de la ville. Les
fourberies de Scapin, ont attirés à Molière de la part de Boileau le reproche d’avoir
allié Tamarin à Térence. On dirait en effet qu’il a pris quelques scènes au
farceur populaire ; mais tout le reste il l’a emprunté au plus délicat de
tous les poètes latins.
La comédie des
femmes savantes fut condamnée avant d’être entendue. Sur le titre seul on jugea
que le fond était trop stérile pour qu’il put en sortir autre chose qu’une
pièce languissante et froide où le défaut d’action entrainerait l’’abus de
dialogue et où quelques portraits satyriques tiendraient lieu de caractères. La prévention avait faussé les yeux à ce point
qu’on vit l’ouvrage non pas tel qu’il était mais tel qu’on se l’était figuré
d’avance. Le succès fut déféré mais éclatant. Jamais sur la scène la raison
n’avait encore en plus d’interprètes, ni mieux défendre ses droits. C’est la
raison qui domine dans cette pièce et en fut le principal charme ; c’est
elle qui se montrant dans tous les états
prenant tous les tons et tous les langages, inspire et passionne les
discours fins et délicats du courtisan Clitandre, les demandes familières du
bourgeois Crisal et les saillies incorrectes de la villageoise Martine.
Le malade
imaginaire (1676) termina la carrière dramatique de Molière. C’est une
excellente comédie qui dégénère en une farce ; les deux premiers actes
sont un tableau de la vie humaine ; le dernier est une mascarade
invraisemblable. O, sait que cette pièce fut son dernier triomphe et son
tombeau : une convulsion suivie d’un crachement de sang le surprit au
moment qu’il prononçait le mot « zuro » dans la réception d’Argan
comme médecin, et peu d’instants après il n’était plus : 17 février 1673,
il n’avait que 51 ans.
Nul auteur au
siècle de Louis 14 n’est marqué d’un cachet plus original que Molière, et
pourtant comme tous les auteurs de ce siècle, plus qu’aucun d’eux peut être,
Molière a été imitateur : il a beaucoup emprunté aux Espagnols, beaucoup
aux Italiens, aux latins quelques fois, et même à ses contemporains entre autre
à Rotrou et à Cyrano de Bergerac ; et cependant au milieu de ces
imitations si diverses et si nombreuses il a conservé une physionomie aussi
distincte que brillante. Ce qui fait le trait particulier du génie de Molière
c’est le bon sens tout à la fois et la profondeur de ses peintures où la
généralité n’ôte rien à l’exactitude des détails et des travers de son siècle.
On voit les défauts ordinaires et éternels de l’humanité. C’est là ce qui fera
vivre à jamais son nom. Mais la comédie du siècle de Louis 14 mérite de
censures sévères pour un oubli profond des convenances morales. Les leçons du
théâtre sont d’un effet rapide ; et personne n’a le droit de penser que
celles de la comédie n’ont pas perverti le siècle, lorsque surtout après cette
première liberté du théâtre on découvre une si grande licence dans les mœurs
publiques du XVIII siècle. On peut bien dire que la comédie avait peint d’abord
des vices réels ; mais c’étaient les vices de quelques hommes et non point
ceux de la
société. Ils sont devenus populaires dès qu’ils ont pu être
mis sur le spectacle.